
La vĂ©gĂ©tation en bac sur les terrasses de lâEPFL, s. d. (ACV, PP 642/81, photo © Maureen Oberli) La couleur des façades rĂ©sonne avec l'habit printanier de la vĂ©gĂ©tation qui dĂ©borde abondamment des bacs.
Ursula Schmocker-Willi et Jakob Zweifel collaborent Ă la conception paysagĂšre de la premiĂšre Ă©tape de lâEPFL, oĂč ils donnent une large place Ă la vĂ©gĂ©tation. Ils dĂ©finissent deux types dâamĂ©nagement de la nature : des plantations contrĂŽlĂ©es et gĂ©omĂ©triques pour les jardins et les cours intĂ©rieures ; une vĂ©gĂ©tation plus libre autour de lâĂ©difice. Il sâagit pour eux de construire un morceau de ville au milieu des champs, mais aussi de prendre en compte lâenvironnement prĂ©existant du bois de la Sorge, en Ă©tendant sa verdure jusquâau cĆur du nouveau complexe. Dans les cours, le dialogue entre la paysagiste et lâarchitecte, ingĂ©nieur forestier de formation, sâexprime dans lâentremĂȘlement des plantes grimpantes et des structures mĂ©talliques. Leur approche est novatrice : la nature et lâarchitecture ne sont plus simplement juxtaposĂ©es, elles cohabitent pleinement.
Stratégies paysagÚres
Le lieu choisi pour lâimplantation de la nouvelle Ecole Polytechnique se situe Ă lâouest de la ville de Lausanne parmi de larges parcelles agricoles de la commune dâEcublens. Le projet de lâEPFL, qui sâĂ©tend sur un site de soixante hectares, soulĂšve lâenjeu de construire un morceau de ville Ă la campagne. Cette intervention dâenvergure requiert des rĂ©flexions et des mesures inhabituelles de la part de lâarchitecte paysagiste zurichoise Ursula Schmocker-Willi afin dâinsĂ©rer et dâarticuler finement les Ă©difices dans ce milieu agraire1. Son approche paysagĂšre se dĂ©cline Ă plusieurs Ă©chelles, depuis la gestion du pĂ©rimĂštre gĂ©nĂ©ral dâimplantation jusquâĂ la conception de fines structures mĂ©talliques qui viennent accueillir la nature dans les cours.
Au nord du site, le bois qui borde la riviĂšre de la Sorge est un Ă©lĂ©ment environnant fondamental. Lâarchitecte paysagiste cherche Ă le mettre en valeur en le densifiant et en le faisant pĂ©nĂ©trer dans le campus par la crĂ©ation dâamples allĂ©es arborisĂ©es longeant les voies dâaccĂšs Ă l’Ă©cole. Cet agencement vĂ©gĂ©tal gĂ©nĂšre une figure en peigne qui se dresse perpendiculairement au dĂ©veloppement horizontal des bĂątiments et constitue alors l’identitĂ© paysagĂšre de lâEPFLâ: la nature existante nâest pas exclue, mais au contraire renforcĂ©e et enrichie par des plantations additionnelles dâespĂšces indigĂšnes.

L’environnement prĂ©existant du bois de la Sorge est un Ă©lĂ©ment fondamental de la composition des amĂ©nagements paysagers de lâEPFL. Il est prolongĂ© par trois allĂ©es arborisĂ©es parallĂšles qui traversent le site sur un axe nord-sud.
Le dessin des bĂątiments est rythmĂ© par une alternance entre des salles de travail et des cours intĂ©rieures qui se dĂ©clinent en deux catĂ©gories. Les cours rĂ©crĂ©atives prennent place entre les auditoires : elles se caractĂ©risent par des gradins bordĂ©s de grands bacs qui accueillent la croissance libre de variĂ©tĂ©s dâespĂšces vĂ©gĂ©tales rĂ©gionales, telles que des buissons, des plantes grimpantes ou rampantes2. Les cours privĂ©es, quant Ă elles, se situent Ă lâintĂ©rieur des dĂ©partements, Ă ciel ouvert, et se distinguent par des structures mĂ©talliques colonisĂ©es librement par des plantes grimpantes, telles que de la vigne, des clĂ©matites ou des hortensias. Cet agencement est pensĂ© comme une alternative Ă la plantation dâarbres, puisquâil produit une expression volumĂ©trique tout en sâaffranchissant de la croissance difficilement contrĂŽlable de ceux-ci3.

La nature est trÚs présente dans les cours récréatives situées entre les auditoires.

Des structures mĂ©talliques gĂ©omĂ©triques sont conçues pour accueillir des plantes grimpantes dans les cours intĂ©rieures privĂ©es. Elles sont fixĂ©es dans le sol et occupent presque la totalitĂ© de lâespace.

La forme des structures métalliques est différente pour chaque cour intérieure privée.
De maniĂšre similaire, les terrasses qui bordent lâaxe de circulation horizontal supĂ©rieur de lâĂ©difice sont ponctuĂ©es par des bacs. La vĂ©gĂ©tation y pousse sans l’utilisation dâantiparasite, ce qui permet Ă un Ă©cosystĂšme de se dĂ©velopper authentiquement4. Les supports contrastent alors avec la nature qui y croĂźt librement. A la belle saison, la couleur vive des fleurs fait Ă©cho aux façades du niveau supĂ©rieur, teintĂ©es dâorange, de rouge ou de jaune ; la plus grande partie des bĂątiments est cependant revĂȘtue de tĂŽle dâaluminium, dont les propriĂ©tĂ©s rĂ©flĂ©chissantes varient sensiblement selon la lumiĂšre et l’heure de la journĂ©e.
La vĂ©gĂ©talisation de lâĂ©cole est ainsi principalement faite de plantes grimpantes ou rampantes se dĂ©veloppant librement. Toutefois, Ă lâorigine, les architectes projetaient Ă©galement de semer de gazon les vastes surfaces planes des toits. Cela aurait facilitĂ© lâintĂ©gration visuelle de lâĂ©difice dans lâenvironnement rural et rĂ©duit le problĂšme de rĂ©verbĂ©ration de la lumiĂšre5.
La collaboration Schmocker-Willi/Zweifel
Le dialogue de lâarchitecture et de la nature, jouant du contraste comme de lâenchevĂȘtrement, est omniprĂ©sent dans le projet. Il se dĂ©cline Ă diffĂ©rentes Ă©chelles. Au niveau de lâimplantation et de la volumĂ©trie gĂ©nĂ©rale de lâensemble, les architectes semblent se libĂ©rer de toute volontĂ© dâharmonisation avec le contexte environnemental pour affirmer la fonction propre de lâĂ©cole. Les Ă©difices forment alors une limite claire avec lâenvironnement naturel du bois de la Sorge. A lâĂ©chelle des bĂątiments, les structures mĂ©talliques portantes et les bacs minĂ©raux renforcent la frontiĂšre entre lâarchitecture rĂ©guliĂšre et la nature laissĂ©e sauvage, tout en intĂ©grant cette derniĂšre dans le bĂąti. Ce riche dialogue entre les deux univers tĂ©moigne de la sensibilitĂ© des interventions de l’architecte paysagiste. La relation complĂ©mentaire entre le monde vĂ©gĂ©tal et le bĂąti se lit jusque dans le partenariat nouĂ© entre les architectes du bureau Zweifel + Strickler + AssociĂ©s et Ursula Schmocker-Willi : dans un article publiĂ© dans la revue Anthos, elle dĂ©crit leur collaboration comme trĂšs intense6.

La couleur des façades rĂ©sonne avec l’habit printanier de la vĂ©gĂ©tation qui dĂ©borde abondamment des bacs.
Lâarchitecture paysagĂšre d’aprĂšs-guerre et le projet de l’EPFL
DâaprĂšs Jean-Pierre Le Dantec7, le contexte dâaprĂšs-guerre en Europe est la pĂ©riode de lâurbanisme triomphant. Le territoire est rĂ©organisĂ© pour permettre une exploitation industrielle de ses ressources et les villes sâĂ©tendent pour pallier la crise du logement. Le paysagisme est marginalisĂ© au nom du fonctionnalisme et dâune application dĂ©sincarnĂ©e de la Charte dâAthĂšnes. La notion mĂȘme de «âjardinâ» tend Ă disparaĂźtre pour faire place au concept plus vague dâ«âespace vertâ». Cependant, les approches paysagĂšres des architectes modernes et la prise en compte du jardin ressurgissent dans les projets architecturaux des annĂ©es 1960. Ce renouveau rĂ©actualise la question de la perception du parc comme un espace de «ânature rĂ©guliĂšreâ» ou, Ă lâopposĂ©, de «ânature sauvageâ».
Lors de lâessor de lâarchitecture moderne au dĂ©but du 20e siĂšcle, les architectes prĂŽnent lâextension de la gĂ©omĂ©trie pure de leurs bĂątiments aux jardins. Dans cette approche, dite de «ânature rĂ©guliĂšreâ», la composition paysagĂšre suit une trame stricte dans la tradition des jardins Ă la française : la grille des chemins de gravier dĂ©coupe les parterres recouverts dâherbe ou de fleurs ; du mobilier de bĂ©ton aux formes simples est disposĂ© Ă intervalle rĂ©gulier, il complĂšte lâagencement du jardin. Lâorganisation rationnelle de ce dernier permet, face Ă lâaugmentation du prix des terrains, dâoptimiser sa surface sans lui porter prĂ©judice. Les toitures-terrasses elles-mĂȘmes se prĂ©sentent comme des piĂšces Ă ciel ouvert et sâinscrivent dans le prolongement du jardin.
A lâopposĂ©, lâapproche dite de la «ânature sauvageâ» est une vision dĂ©fendue notamment par Le Corbusier. Les formes irrĂ©guliĂšres des plantes mettent en valeur par contraste les lignes pures des bĂątiments : lâopposition entre la silhouette des Ă©difices et celle du paysage est radicale. Le jardin de la toiture-terrasse invite ici Ă la contemplation de la nature sauvage environnante.
Prolongeant les idĂ©es des annĂ©es 1960, Jakob Zweifel et Ursula Schmocker-Willi ont combinĂ© ces deux visionsâ: Ă lâintĂ©rieur de lâenceinte dĂ©limitĂ©e par les bĂątiments, la nature est traitĂ©e Ă la française, alors quâĂ lâextĂ©rieur, elle est plutĂŽt reprĂ©sentative dâune tradition Ă lâanglaise. La vĂ©gĂ©tation et lâarchitecture ne sont plus juxtaposĂ©es, mais elles sâentremĂȘlent. Lâarchitecture se laisse alors coloniser par la nature sans toutefois perdre de sa rigueur.
Ursula Schmocker-Willi a utilisĂ© la mĂȘme approche lors de lâextension Nord II de lâhĂŽpital universitaire de Zurich (1990-1993). Câest une conception quâelle dĂ©veloppe dĂšs sa formation, aux cĂŽtĂ©s de Verena Dubach notamment, une pionniĂšre de lâarchitecture paysagĂšre suisse, puis au cours de ses voyages. Elle raconte volontiers la sensation quâelle a eue face Ă une pergola de 300 mĂštres couverte de lierre lors dâune visite dans lâarriĂšre-pays lucernois8. Ce souvenir marquant peut se lire dans nombre de ses projets. Il illustre fidĂšlement le thĂšme central de son travail, celui de lâimbrication des espaces architecturaux et des espaces naturels plus ouverts.

La qualitĂ© gĂ©omĂ©trique des structures porteuses et des bacs est accentuĂ©e par la rĂ©pĂ©tition de ces Ă©lĂ©ments et par la libertĂ© des plantes qui s’en Ă©vadent.

Les bacs contenant la végétation sont répartis sur les terrasses. Ils se trouvent aussi bien sur les axes de circulation découverts que couverts.
Le thĂšme de lâentremĂȘlement de la nature et de la structure architecturale est ainsi traitĂ© Ă toutes les Ă©chelles dans le projet de lâEPFL et contribue Ă donner Ă lâĂ©cole une identitĂ© forte. Pour marquer le lancement du chantier, Maurice Cosandey choisit dâailleurs symboliquement de planter un arbre9. NĂ©anmoins, les architectes de la deuxiĂšme et de la troisiĂšme Ă©tape de construction de lâĂ©cole (la Diagonale du bureau Vouga & RĂ©alisations scolaires et sportives et les bĂątiments BM, BP et SG des architectes zurichois Schnebli, Ruchat-Roncati, Ammann et Menz) ne suivront pas la voie ouverte par leurs prĂ©dĂ©cesseurs, allant jusquâĂ exclure la vĂ©gĂ©tation de certaines parties. Aujourdâhui, force est de constater que lâapproche paysagĂšre choisie pour les derniers amĂ©nagements en date sâĂ©loigne Ă son tour des prĂ©ceptes mis en place par Zweifel et Schmocker-Willi en revenant Ă une approche plus ornementale de la nature. Ce constat est renforcĂ© par les souvenirs de SĂ©bastien Oesch qui regrette lâallĂ©e de Savoie et son Ă©tendue de gazon, surface libre qui annonçait lâentrĂ©e sud du complexe10. Comme elle, les terrasses et les cours vĂ©gĂ©talisĂ©es de la premiĂšre Ă©tape Ă©taient faites pour accueillir le va-et-vient, les rencontres, les pauses et les activitĂ©s de gĂ©nĂ©rations dâĂ©tudiants et de chercheurs : un paysage vivant.
Gilles Caron et Aureliano Ramella (EPFL, architecture)

InaugurĂ©e en mars 2019, la nouvelle place Cosandey de lâEPFL se situe entre le ArtLab et le Rolex Learning Center. Ses espaces vĂ©gĂ©talisĂ©s sont amĂ©nagĂ©s de maniĂšre gĂ©omĂ©trique et le sol est bĂ©tonnĂ©â: la nature est traitĂ©e de maniĂšre prioritairement ornementale. Les tracĂ©s curvilignes des chemins composent un paysage pittoresque fondĂ© sur une nature contrĂŽlĂ©e.
Crédits iconographiques
Archives cantonales vaudoises, Fonds Claude Nicod (ACV)
Archives de la construction moderne, EPFL, Fonds Jakob Zweifel (ACM)
MédiathÚque EPFL
Notes
1. Jakob ZWEIFEL et Pierre SIMOND, « La premiÚre pierre était un arbre », Gazette de Lausanne, 19 octobre 1984, p. 2.
2. Ibid.
3. Gabi LERCH, «â’Un mĂ©tier, un art une passion’: PortrĂ€t einer eigenwilligen, unprĂ€tentiösen und verantwortungsbewussten Gestalterinâ», Anthos, vol. 48, no 3, 2009, p. 57.
4. Jakob ZWEIFEL et Pierre SIMOND, op. cit.
5. ZWEIFEL + STRICKLER + ASSOCIES, «âSystĂ©matisation de la constructionâ», in Implantation Ă Ecublens de lâEcole polytechnique fĂ©dĂ©rale de Lausanneâ: planification et avant-projet. Etat dĂ©cembre 1972, EPFL, Bureau de planification, 1972, p. 18.
6. Gabi LERCH, op. cit., p. 56.
7. Jean-Pierre LE DANTEC, Le sauvage et le régulier, art des jardins et paysagisme en France au XXe siÚcle, Paris, Le Moniteur, 2002, p. 163-170.
8. Gabi LERCH, op. cit., p. 57.
9. «âLâEPFL sâest mise au vertâ», Tribune â Le Matin, 5 novembre 1975, s. p. 10. Entretien avec SĂ©bastien Oesch, le 22 mai 2019.

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